Contexte
Depuis quelques années, les conséquences sur la santé humaine des changements climatiques dans les importantes agglomérations urbaines font de plus en plus l’objet d’études scientifiques. On pensera notamment aux différents rapports émis par le GIEC, dont le second volet du 5e rapport est paru le 28 mars dernier. Certaines pratiques typiquement urbaines ont ainsi été remises en question, tant par leur impact sur l’environnement que sur la santé. La pose de terrains de sports en gazon synthétique est l’une de ces pratiques qui fait s’interroger les milieux politique, scientifique et citoyen.
Inventés en 1964, les revêtements en gazon artificiel ont révolutionné le monde du sport avec une promesse : il serait enfin possible de s’adonner au soccer, au rugby ou même à l’équitation sur une surface moins dépendante des conditions climatiques. Les sécheresses qui sévissaient à l’époque en Amérique et en Europe ont certainement contribué à l’intérêt porté à cette technologie. Avec les années et les critiques portées à leur endroit, les terrains synthétiques ont évolué et sont aujourd’hui considérés comme une option sérieuse lorsque se pose la question de la création ou du remplacement d’un terrain aux vocations sportives ou récréatives.
Au Québec, le quartier Saint-Paul-Émard, dans le sud-ouest de Montréal, a récemment été le théâtre d’une lutte politique à ce sujet. En effet, il avait été prévu par l’ancienne équipe municipale de l’Arrondissement d’y faire installer un terrain en gazon synthétique à l’horizon 2014-2015. Le projet, rendu public, a toutefois fait s’élever un certain nombre de voix en défaveur de ce terrain et de ses effets sur la santé. Parmi les raisons invoquées : l’amplification de l’effet d’îlot de chaleur urbain et la pollution environnementale.
Ce débat soulève ainsi quelques questions de santé publique, notamment en ce qui a trait à l’expertise invoquée de part et d’autre. Que disent donc les études et les experts à ce propos?
Effets sur la santé
Le premier effet de l’installation de terrains en gazon artificiel – et également le plus notable – est l’augmentation significative des températures au sol et en surface. Les diverses études sur le sujet rapportent une élévation pouvant aller jusqu’à 10°C par rapport aux températures environnantes. (Giguère, 2009; De Carolis, 2012; Gov. Of Western Australia, 2011; McNitt, Petrunak, and Serensits, 2007), et jusqu’à 16°C par rapport au gazon naturel (Simon, 2010). Ce phénomène, baptisé « îlot de chaleur intra-urbain », a été reconnu et documenté au Québec par les principaux acteurs de santé publique. L’îlot de chaleur peut en effet aggraver les effets nocifs de la chaleur élevée pendant la période estivale, notamment pour les joueurs. Et comme un îlot de chaleur a des effets sur plusieurs dizaines de mètres en bordure et sous le vent, les résidants voisins y sont aussi potentiellement exposés. Ces îlots de chaleur exercent aussi une pression accrue sur l’environnement : contribution à la formation de smog, diminution de la qualité de l’air dans les endroits clos, besoins plus grands en climatisation des bâtiments à proximité, émanations de gaz carbonique et hausse de la demande en eau potable (Giguère, 2009; De Carolis, 2012). Rappelons que les terrains en gazon naturel, au contraire, contribuent par l’évaporation des eaux pluviales, et aussi par l’évapotranspiration de la végétation, au rafraîchissement de l’air ambiant. Les images satellites suivantes du Parc Jeanne-Mance et de ses environs à Montréal, prises en juillet 2008, montrent de manière claire la différence de température au sol entre les deux types de surfaces (Environnement Canada) :
Pour le docteur Pierre Gosselin de l’INSPQ, qui avait exprimé son inquiétude face à l’installation du terrain du quartier Saint-Paul-Émard à Montréal, l’îlot de chaleur créé par le remplacement du gazon naturel par une surface synthétique est une raison amplement suffisante pour considérer une alternative au projet : « Dans un contexte de changement climatique où les températures moyennes ne cessent d’augmenter et où l’intensité et la durée des vagues de chaleur s’accentue, ces quelques degrés supplémentaires présentent un risque important pour la santé de la population urbaine. De plus, cette chaleur locale vient ajouter au stress thermique de la pratique de sports intenses comme le soccer chez les joueurs. » (Gosselin, 2014). La Direction de santé publique de Montréal n’est pas tout à fait du même avis : « les risques à la santé pour les joueurs qui utilisent les gazons synthétiques ne sont pas significatifs et qu’ils peuvent continuer à pratiquer leurs sports sur ce type de terrains extérieurs en toute sécurité ». Elle considère toutefois le risque de chaleur élevée pour les joueurs mais suggère de procéder à une végétalisation autour des terrains synthétiques pour limiter l’effet d’îlot de chaleur et créer des zones d’ombre pour que les joueurs puissent se reposer (DSP, 2014).
Le second argument relève du champ de la toxicologie. Différentes inquiétudes sont fréquemment exprimées quant aux conséquences des composantes des fibres artificielles ainsi que des revêtements à base de pneus utilisés comme substrat du terrain. La majorité des études publiées à ce sujet n’ont cependant pu établir de liens significatifs entre ces composés et de quelconques problèmes de santé : les doses potentiellement absorbées par l’être humain sont dans la plupart des cas en deçà des seuils de toxicité tolérés (Cheng, Hu et Reinhard, 2014; Beausoleil, Price et Muller, 2008). Seules les fibres composées entièrement ou en partie de nylon présenteraient des taux trop élevés de plomb, et cela ne concerne que les terrains de première génération (Cheng, Hu et Reinhard, 2014). Les mêmes résultats ont été obtenus en ce qui concerne la présence potentielle de ces éléments chimiques dans le sol et dans l’eau environnant le terrain. L’avis de la Direction de santé publique de l'Agence de la santé et des services sociaux de Montréal va d’ailleurs dans ce sens (DSP, 2014).
Une troisième conséquence sanitaire des terrains synthétiques dont il est également question dans plusieurs études est la fréquence et l’intensité des blessures subies par les sportifs sur ce type de sol (Andersson, Ekblom et Krustrup, 2008; Nedelec et al., 2012; Villwock et al., 2009; Poulos et al., 2011). En effet, suite à des plaintes de joueurs, des comparaisons ont été faites entre l’occurrence de blessures se produisant sur du gazon naturel et leur occurrence sur du gazon artificiel. Les résultats de ces études sont partagés: la perception et les préférences des joueurs pourraient en effet influencer grandement les tests. C’est d’ailleurs une limite fréquemment invoquée par les auteurs. Guillaume Grégoire, analyste technique et scientifique à la FIHOQ, rappelle d’ailleurs que la littérature est très ambigüe à ce sujet, et pour cause : les échantillons ne sont jamais bien grands et les types de terrains synthétiques peuvent changer complètement la donne. Un rapport fait toutefois mention de la stérilité des fibres artificielles qui contribuerait à la prolifération de bactéries de type staphylocoque. La combinaison de chaleur, d’humidité, de sueur, de salive et de sang en situation de jeu sur le terrain artificiel augmenterait fortement les probabilités d’infection en cas de blessures ouvertes. Le gazon naturel agirait plutôt comme un « autonettoyant » et limiterait ainsi ce risque. (ESA, 2012)
Les questions à se poser
Pierre Gosselin et Guillaume Grégoire s’entendent tous deux sur le fait que dans ce type de débat, une approche globale est absolument essentielle; il importe de penser le développement dans la durée. Ainsi, pour les questions de ce genre, qui concernent à la fois les domaines de l’environnement et de la santé, l’analyse des cycles de vie (Life Cycle Analysis) des terrains artificiels comme des terrains naturels semble l’outil le plus approprié pour effectuer une recherche sérieuse.
Dans la littérature, les avis sont pourtant partagés sur la question. Quelques auteurs (Cheng, Hu et Reinhard, 2014; IRDS, 2011) se placent plutôt en faveur des terrains synthétiques dans le cadre d’une utilisation sportive. Ils rappellent que la science a fait des progrès dans ces domaines : la plus récente génération de gazon artificiel serait très efficace, tous points considérés. Pour eux, ces surfaces feraient économiser une grande quantité d’eau en irrigation, protègeraient l’environnement en général, ne présenteraient aucun risque toxicologique et coûteraient moins cher dans la durée. Elles sont également plus résistantes aux aléas climatiques. Les gazons artificiels ont également beaucoup évolué. La troisième génération de terrains est aujourd’hui la seule à être vendue et installée, même s’il reste beaucoup de terrains de première et de seconde génération à être encore utilisés à ce jour.
D’autres études (Gov. Of Western Australia, 2011; Meil et Bushi, 2009; Yaghoobian, Kleissl et Krayenhoff, 2009) livrent plutôt des conclusions contraires. Ces auteurs ne nient pas les avantages clairs des terrains artificiels : ceux-ci permettent un plus grand nombre d’heures de jeu par semaine, prolongent la saison de quelques semaines et favorisent un jeu plus équitable en offrant des conditions semblables d’utilisation en utilisation. Les analyses des cycles de vie révèlent toutefois que le gazon naturel reste le meilleur choix environnemental, sanitaire et financier. L’article de Meil et Bushi (2009) rapporte notamment que pour compenser l’installation d’un seul terrain synthétique, il faudrait planter 1861 arbres (± 23 %) de type conifère moyen qu’on laisserait pousser pendant une dizaine d’années, car le gazon naturel a la capacité de séquestrer le gaz carbonique présent dans l’air.
Guillaume Grégoire est également plus réticent à l’idée d’installer des surfaces artificielles. Pour lui, elles peuvent effectivement devenir une option envisageable en ce qui concerne les terrains de sports professionnels, mais il est clairement obsolète de penser en faire installer dans des parcs municipaux. Il souligne d’ailleurs que dans les faits, la presque totalité des terrains sportifs extérieurs au Québec n'est ni irriguée, ni entretenue. Les arguments de gaspillage en eau et de pollution par les engrais ne tiendraient donc pas la route.
Si la question reste un débat dans les zones municipales, certaines villes québécoises (Boucherville et Repentigny, notamment) ont interdit totalement ou en partie la pose de gazon artificiel dans les secteurs résidentiels. Aux États-Unis, c’est également plus de 120 villes qui ont rejeté l’option du synthétique (SynTurf, 2014). Selon ces municipalités, rien ne pourrait justifier une telle chose sur les terrains privés. Les citoyens qui procèdent à un tel changement le font souvent pour des raisons d’entretien ou parce que le gazon ne pousse pas bien à l’ombre. Pierre Gosselin fait remarquer que la formation d’îlots de chaleur serait une nuisance à la santé dans ces secteurs et qu’il existe des types d’herbes naturelles poussant très bien en zone ombragée. Ici encore, il faut privilégier un type d’approche plus globale.
Conclusion et pistes de réflexion
Les études sur le sujet sont ainsi généralement équivoques quant aux risques sur la santé causés par les terrains en gazon artificiel : la température y grimpe systématiquement, mais les risques toxicologiques ne sont pas élevés et le risque de blessures peut être plus ou moins élevé. Ces études n’ont toutefois traité la plupart du temps que d’un seul de ces risques. Les études qui se sont plutôt intéressées aux cycles de vie des deux types de terrain arrivent toutefois à des conclusions bien différentes, notamment en ce qui a trait aux coûts qui leur sont associés. On comprend mieux pourquoi il est parfois si difficile de prendre une décision éclairée lorsqu’un choix doit se faire.
Même si la « bonne » décision relève peut-être d’abord du contexte de chacun des cas, Pierre Gosselin et Guillaume Grégoire signifient tout de même leur préférence pour les terrains naturels, en particulier lorsqu’il s’agit de parcs municipaux multi-usagers. Pour le docteur Gosselin, c’est souvent un manque de recul et de connaissances qui mène à de mauvaises décisions sur le plan environnemental. Avec les changements climatiques, la compréhension des impacts de chacune de nos actions devient effectivement de plus en plus essentielle, et il faudra sans doute par la suitecommencer à agir autrement.
En attendant, les citoyens du quartier Saint-Paul-Émard ont obtenu gain de cause : le terrain synthétique ne sera pas installé près de chez eux. On parle plutôt d’un déplacement du projet…
Article rédigé en avril 2014 par Julien Watine, stagiaire à l'INSPQ
Références
Andersson, Ekblom et Krustrup. (2008). « Elite football on artificial turf versus natural grass: Movement patterns, technical standards, and player impressions ». Journal of Sports Sciences, 26:2, 113-122.
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Cheng, Hu et Reinhard. (2014). « Environmental and Health Impacts of Artificial Turf: A Review ». [En ligne] http://pubs.acs.org/doi/abs/10.1021/es4044193 (Consulté le 15 avril 2014).
De Carolis, Laura. (2012). « The Urban Heat Island Effect in Windsor, ON: An Assessment of Vulnerability and Mitigation Strategies, Report Prepared for the City of Windsor ». [En ligne] http://www.citywindsor.ca/residents/environment/environmental-master-plan/documents/urban%20heat%20island%20report%20(2012).pdf (Consulté le 15 avril 2014).
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